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Le 18 avril 2013, La Presse+ a été dévoilée au grand public. C’est ni plus ni moins une version 100% iPad, 100% gratuite du journal imprimé, qui a pris deux années de recherche et de conception et qui aurait coûté quelques 40 millions de dollars à produire. Il va sans dire que les attentes sont élevées et que sa sortie a généré beaucoup de réactions, la plupart positives à première vue.

Pour ma part, j’avoue que ma réaction initiale à La Presse+ a été plutôt négative. Au premier contact, l’application m’a  immédiatement demandé  d’accéder à mes infos personnelles, et sous le couvert d’une recommandation, m’a en quelque sorte forcé à accepter un téléchargement automatique d’une taille inconnue à 5h30 tous les matins. Il y a pire que ça dans la vie me direz-vous, mais disons que c’est un peu brutal comme entrée en matière.

Quand j’ai pu lire la première édition le matin du 18 avril, ce que je craignais s’est matérialisé. « Nous voilà revenus vingt ans en arrière » me suis-je dit, « à l’époque du CD-ROM comme plate-forme média ». Peu de gens s’en souviennent, mais juste avant l’émergence du web en 1994, plusieurs éditeurs ont essayé en vain de profiter de ce format pour lancer des magazines hyper-léchés, avec images, musique et même de la vidéo. On appelait ça du « multimédia ».

Revenons en 2013. Internet est de plus en plus scindé en deux camps. D’une part, celui du logiciel libre, des APIs, des services web, des données ouvertes, de l’interopérabilité, de la sémantique, de l’information complétement dématérialisée, infiniment adressable, distribuable et adaptable à toutes sortes de contextes. Un exemple? Le modèle COPE (Create Once Publish Everywhere), adopté par NPR et sa constellation de stations à travers les États-Unis, est de plus en plus reconnu comme un moteur de croissance de la fréquentation de leur versant numérique (l’autre versant étant la bonne vieille radio). Cet Internet carbure au HTML5, au design adaptatif, au credo du « mobile first ». « Metadata is the new art direction » disent certains.

L’autre part, c’est l’approche « propriétaire », les écosystèmes fermés, comme ceux d’Apple et dans une moindre part, Facebook. C’est Internet comme véhicule de livraison dans le cas d’Apple, incapable de sauter dans le train des médias sociaux, ou comme voie à sens unique dans le cas de Facebook. Chez Apple, rien n’entre ni ne sort à moins que les bonzes de Cupertino ne le décident. Et ils empochent 30% pour ouvrir et refermer la barrière. Certes, pour ce prix, ils fournissent le public en grand nombre, avide des produits qu’on leur propose. Facebook, quant à lui, aime bien laisser entrer ce que ses utilisateurs veulent bien lui amener, mais ne laisse sortir à peu près rien en dehors de sa zone clôturée.

Et La Presse+ dans tout ça? Il est clair que Gesca a choisi son camp en demeurant roi et maître de son royaume. C’est une magnifique cage dorée, tout confort, élégante et rutilante. Rien n’y entre ni en sort. Auto-suffisante. C’est comme un de ces gros centres d’achat où on peut trouver à peu près de tout sans avoir à penser aller ailleurs.

Dans la première édition de La Presse+, on remarque la disparition à peu près complète de tout lien vers l’extérieur, sauf pour les sites d’annonceurs, qui sont légion. En cherchant très fort, je n’ai réussi à trouver qu’un seul lien vers un site web, et c’est vers un blogue du site de La Presse. Même Alain Brunet, chroniqueur de musique prolifique et avide diffuseur de liens en tout genre dans son blogue, même lui a respecté la consigne. C’est quand même fort pour un média numérique en 2013! En 2009, avant l’arrivée du iPad, un article de TechCrunch titrait «A Digital Magazine Without Links Is a CD-ROM». Eh bien, c’est exactement ce qu’est La Presse+ : un magazine sans liens. C’est un CD-ROM amélioré. Extrêmement bien fait jusque dans ses plus lointains replis, mais un CD-ROM quand même.

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J’ai débuté ce texte en écrivant que ma réaction initiale était plutôt négative. Pourtant, après avoir longuement parcouru la première édition, j’en suis ressorti très impressionné. Par le souci du détail, par la fluidité, par la qualité réelle du design graphique, de la typographie et bien sûr par la qualité du contenu. C’est totalement « Old School » et c’est bien correct. Et là, j’ai eu comme une sorte de révélation. J’ai compris pourquoi La Presse+ est ce qu’elle est.

À un certain moment, l’équipe de conception, les dirigeants, Guy Crevier ou je ne sais trop qui à La Presse ont dû prendre une décision cruciale : de faire seulement ce qu’ils font de mieux depuis plus de cent ans, c’est-à-dire un journal. Du texte, de la publicité, des photos, des sections, encore de la pub, de la mise en page. Une fois par jour, jour après jour, avec une rupture aux 24 heures. On le fait, pis on recommence. C’est leur ADN, tout simplement.

En bout de ligne, même si ça ne réussit pas sur le plan commercial, ils auront au moins fait le bon choix, celui d’être fidèles à ce qu’ils sont depuis toujours. C’est très rare de nos jours et ça mérite d’être souligné (je vous assure que je ne fais pas d’ironie ici.) Je souhaite bonne chance à La Presse+ et je vais certainement continuer à la lire, même si j’aurais souhaité être ébloui par autre chose que par son design.

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Mise à jour du 26 février 2016: Je viens de relire mon texte écrit à chaud lors de la sortie de La Presse+ et malgré son succès populaire retentissant, mon analyse demeure la même. Je crois que c’est un produit qui a été taillé sur mesure non pas par des « stratèges numériques » mais bien par des gens qui comprennent bien les habitudes des Québécois francophone en matière de consommation des médias. Nous sommes relativement conservateurs à ce chapitre (on n’a qu’à consulter les cotes d’écoute de la télé pour s’en rendre compte.) Dans une optique « expérience utilisateur », c’est également une grand réussite, car La Presse a suivi les préceptes du UX à la lettre. Reste à voir si ce modèle est exportable. Attendons les résultats.